Immigration choisie

Musée du Quai Branly et Immigration choisie : Droit de cité

par  Animata Traoré

«Ainsi nos oeuvres d¹art ont droit de cité là où nous sommes, dans l¹ensemble, interdits de séjour».
Talents et compétences président donc au tri des candidats africains à l¹immigration en France selon la loi Sarkozy dite de «l¹immigration choisie» qui a été votée en mai 2006 par l¹Assemblée nationale française. Le ministre français de l¹Intérieur s¹est offert le luxe de venir nous le signifier, en Afrique, en invitant nos gouvernants à jouer le rôle de geôliers de la «racaille» dont la France ne veut plus sur son sol. Au même moment, du fait du verrouillage de l¹axe Maroc/Espagne, après les événements sanglants de Ceuta et Melilla, des candidats africains à l¹émigration clandestine, en majorité jeunes, qui tentent de passer par les îles Canaries meurent par centaines, dans l¹indifférence générale, au large des côtes mauritaniennes et sénégalaises.

L¹Europe forteresse, dont la France est l¹une des chevilles ouvrières, déploie, en ce moment, une véritable armada contre ces quêteurs de passerelles en vue de les éloigner le plus loin possible de ses frontières. Les oeuvres d¹art, qui sont aujourd¹hui à l¹honneur au Musée du Quai Branly, appartiennent d¹abord et avant tout aux peuples déshérités du Mali, du Bénin, de la Guinée, du Niger, du Burkina-Faso, du Cameroun, du Congo? Elles constituent une part substantielle du patrimoine culturel et artistique de ces « sans visa » dont certains sont morts par balles à Ceuta et Melilla et des « sans papiers » qui sont quotidiennement traqués au coeur de l¹Europe et, quand ils sont arrêtés, rendus, menottes aux poings à leurs pays d¹origine.
Dans ma « Lettre au Président des Français à propos de la Côte d¹Ivoire et de l¹Afrique en général », je retiens le Musée du Quai Branly comme l¹une des expressions parfaites de ces contradictions, incohérences et paradoxes de la France dans ses rapports à l¹Afrique. A l¹heure où celui-ci ouvre ses portes au public, je continue de me demander jusqu¹où iront les puissants de ce monde dans l¹arrogance et le viol de notre imaginaire. Nous sommes invités, aujourd¹hui, à célébrer avec l¹ancienne puissance coloniale une oeuvre architecturale, incontestablement belle, ainsi que notre propre déchéance et la complaisance de ceux qui, acteurs politiques et institutionnels africains, estiment que nos biens culturels sont mieux dans les beaux édifices du Nord que sous nos propres cieux.
Je conteste le fait que l¹idée de créer un musée de cette importance puisse naître, non pas d¹un examen rigoureux, critique et partagé des rapports entre l¹Europe et l¹Afrique, l¹Asie, l¹Amérique et l¹Océanie dont les pièces sont originaires, mais de l¹amitié d¹un Chef d¹Etat avec un collectionneur d¹oeuvre d¹art qu¹il a rencontré un jour sur une plage de l¹île Maurice. Les trois cent mille pièces que le Musée du Quai Branly abrite constituent un véritable trésor de guerre en raison du mode d¹acquisition de certaines d¹entre elles et le trafic d¹influence auquel celui-ci donne parfois lieu entre la France et les pays dont elles sont originaires. Je ne sais pas comment les transactions se sont opérées du temps de François 1er, de Louis XIV et au XIXième siècle pour les pièces les plus anciennes. Je sais, par contre, qu¹en son temps, Catherine Trautman, à l¹époque ministre de la culture de la France dont j¹étais l¹homologue malienne, m¹avait demandé d¹autoriser l¹achat pour le Musée du Quai Branly d¹une statuette de Tial appartenant à un collectionneur belge. De peur de participer au blanchiment d¹une oeuvre d¹art qui serait sortie frauduleusement de notre pays, j¹ai proposé que la France l¹achète (pour la coquette somme de deux cents millions de francs CFA), pour nous la restituer afin que nous puissions ensuite la lui prêter. Je me suis entendue dire, au niveau du Comité d¹orientation dont j¹étais l¹un des membres que l¹argent du contribuable français ne pouvait pas être utilisé dans l¹acquisition d¹une pièce qui reviendrait au Mali. Exclue à partir de ce moment de la négociation, j¹ai appris par la suite que l¹Etat malien, qui n¹a pas de compte à rendre à ses contribuables, a acheté la pièce en question en vue de la prêter au Musée. Alors, que célèbre-t-on aujourd¹hui ?

S¹agit-il de la sanctuarisation de la passion que le Président des Français a en partage avec son ami disparu ainsi que le talent de l¹architecte du Musée ou les droits culturels, économiques, politiques et sociaux des peuples d¹Afrique, d¹Asie, d¹Amérique et d¹Océanie ?

Le Musée du Quai Branly est bâti, de mon point de vue, sur un profond et douloureux paradoxe à partir du moment où la quasi totalité des Africains, des Amérindiens, des Aborigènes d¹Australie, dont le talent et la créativité sont célébrés, n¹en franchiront jamais le seuil compte tenu de la loi sur l¹immigration choisie. Il est vrai que des dispositions sont prises pour que nous puissions consulter les archives via l¹Internet. Nos oeuvres ont droit de cité là où nous sommes, dans l¹ensemble, interdits de séjour. A l¹intention de ceux qui voudraient voir le message politique derrière l¹esthétique, le dialogue des cultures derrière la beauté des oeuvres, je crains que l¹on soit loin du compte. Un masque africain sur la place de la République n¹est d¹aucune utilité face à la honte et à l¹humiliation subies par les Africains et les autres peuples pillés dans le cadre d¹une certaine coopération au développement.

Bienvenue donc au Musée de l¹interpellation qui contribuera – je l¹espère –  à édifier les opinions publiques française, africaine et mondiale sur l¹une des manières dont l¹Europe continue de se servir et d¹asservir d¹autres peuples du monde tout en prétendant le contraire. Pour terminer je voudrais m¹adresser, encore une fois, à ces oeuvres de l¹esprit qui sauront intercéder auprès des opinions publiques pour nous.

« Vous nous manquez terriblement. Notre pays, le Mali et l¹Afrique tout entière continuent de subir bien des bouleversements. Aux Dieux des Chrétiens et des Musulmans qui vous ont contesté votre place dans nos coeurs et vos fonctions dans nos sociétés s¹est ajouté le Dieu argent. Vous devez en savoir quelque chose au regard des transactions dont certaines nouvelles acquisitions de ce musée ont été l¹objet. Il est le moteur du marché dit ¹libre¹¹ et ¹concurrentiel¹¹ qui est supposé être le paradis sur Terre alors qu¹il n¹est que gouffre pour l¹Afrique. Appauvris, désemparés et manipulés par des dirigeants convertis au dogme du marché, vos peuples s¹en prennent les uns aux autres, s¹entretuent ou fuient. Parfois, ils viennent buter contre le long mur de l¹indifférence, dont Schengen. N¹entendez-vous pas, de plus en plus, les lamentations de ceux et celles qui empruntent la voie terrestre, se perdre dans le Sahara ou se noyer dans les eaux de la Méditerranée ? N¹entendez-vous point les cris de ces centaines de naufragés dont des femmes enceintes et des enfants en bas âge ? Si oui, ne restez pas muettes, ne vous sentez pas impuissantes. Soyez la voix de vos peuples et témoignez pour eux. Rappelez à ceux qui vous veulent tant ici dans leurs musées et aux citoyens français et européens qui les visitent que l¹annulation totale et immédiate de la dette extérieure de l¹Afrique est primordiale. Dites-leur surtout que libéré de ce fardeau, du dogme du tout marché qui justifie la tutelle du FMI et de la Banque mondiale, le continent noir redressera la tête et l¹échine. »

Aminata TRAORÉ
Essayiste et ancienne Ministre de la culture et du Tourisme du Mali

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